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... à Tatie et à Charlotte, avec tous nos regrets
Lorsque ma grand-mère arriva à Bègles, dans les années 1920, cette banlieue bordelaise n'était qu'une campagne marécageuse, et pourtant elle s'y sentit chez elle, et elle y créa un "chez soi" comme elle l'appelait.

Depuis qu'elle est partie, le 10 janvier 1993, elle n'a cessé de me manquer. Je crois que j'ai atteint l'age où l'on regrette les gens, où on a la nostalgie des départs,des fêtes en famille, de certains regards que l'on oubliera pas,et des mots, des expressions qui surgissent parfois alors qu'on ne croyait plus les entendre, des associations que seuls ceux qui ne sont plus faisaient et qui leur collaient à la peau. Et on se demande si on produira le même effet sur nos petits enfants, ou si seules les générations anciennes avaient cette possibilité.

Il faudrait rassembler ces expressions uniques, les garder au creu de sa mémoire pour pouvoir les faire revivre, mais comment, comment caser "diou vivan", ou "putain de moine" ou "bougre!"?

Bien sûr, on peut apprendre le patois, mais est-ce que c'était vraiment ça? Je crois plutôt que ces expressions viennent de multiples rencontres de tous horizons, du temps où les gens voyageaient, s'entraidaient, se parlaient à leur façon, sans essayer de s'impressionner, sans préjugé parce que les riches avaient "des sous" et les pauvres étaient ceux grâce à qui ils pouvaient manger, chacun sa place, chacun sa fortune, chacun ses mots.

J'ai un dictionnaire à côté de moi, et je vais essayer de vous faire partager ces souvenirs de sons, qui réveilleront peut-être pour vous une image, une odeur, qui sait, on est tellement tous pareils...

Le premier dont je me suis rappelé, c'est "Bougresse"(c'est dans le dictionnaire), alors que je traversais le lieu-dit "Bigresse", quelque part entre Latresne et Créon. "Eh bé, ma bougresse!" c'était gentil, c'était quand j'étais malade, j'avais de la fièvre, mais il y avait aussi "Pauvre Bougre" et "Le Bougre", lui, il n'avait pas de chance, il n'était pas malade, mais il était pauvre, ou il était mort, de temps en temps, il avait bien travaillé.

Dieu était là, toujours, à chaque trou dans la phrase, à chaque trou dans le massif de fleurs qui était officiellement interdit à nos petites mains curieuses: "Bou Diou!" avec sa variante "Bou Di'ou" quand c'était un peu moins grave, et puis "Diou vivan" (phon‚tiquement:dujbiban') qui s'incrustait mieux au milieu d'une phrase.

Et il y avait ce "putain de moine" qui me semblait terriblement agressif et qui pourtant venait seulement ponctuer l'étonnement, l'exclamation.

Il y avait aussi ce qui nous qualifiait, nous les "gosses", la plupart du temps on était "tourment", "oh, ma pauvre fille, mais que tu es tourment!" rythmait les leçons de couture de dix minutes pour les plus longues.

La dernière dans mes souvenirs, c'est "La Tide", mais elle n'est pas non plus dans mon dictionnaire. Elle, c'était une chienne toujours vielle et fatiguée, petite, et qu'ils promenaient deux fois par jour en discutant avec tous les voisins. Où que l'on soit, il y avait toujours "La Tide", dans toutes les réunions de famille, dans toutes les sorties, et je n'ai jamais su comment elle venait, en fait, je ne me suis jamais posé la question, puisque "La Tide" était là de toute façon. Je ne sais pas non plus à quel moment "La Tide" est morte, ou à quel moment ils ont arrêté de la remplacer, il me semble qu'elle a toujours été là, en tous cas, elle ne m'a jamais manqué comme aujourd'hui, depuis que je me la rappelle, avec ses yeux toujours humides, et ses petits gloussements quand on arrivait et la grand-mère qui disait:

"Caressez la, voyons, elle veut juste vous faire la fête, ah, vous, les jeunes, vous savez pas y faire avec les bêtes! Viens ma Tide, viens!" et elle, elle savait y faire.

Mais il n'y a pas que des mots tout faits, il y a aussi ces choses qu'ils étaient seuls à dire, qui ne veulent rien dire chez les autres.

Qu'est-ce que c'était qu'une "envolée de papillottes" ou une "tirognée de cheveux"? On se doutait bien que cela faisait mal, mais on ne l'a jamais vérifié, parce que ce n'était que des mots, ça n'est jamais devenu une véritable "envolée de papillottes" ni une "tirognée de cheveux" punitive.

Au-delà de tous ces souvenirs, il y avait des histoires que l'on nous racontait, la cousine machin, et "l'oncle d'Amérique" (d'Amérique Latine, le notre!), et tous ces autres petits vieux, moins gentils que les notres (bien entendu!) qui venaient boire le café et qui ne le buvaient pas, mais s'asseyaient sans quitter leurs manteaux, en demandant si on était sage, et si on travaillait bien, et il y en avait toujours une qui était plus sage et l'autre qui travaillait mieux et les discussions étaient toujours positives, parce qu'on leur tenait compagnie, même si on était "tourment".

Eux aussi, ils étaient "tourment", ils se rappelaient jamais si c'était maman, ou son frère qui avait eu la varicelle pendant la neige en 56, ou si Lucien était plus vieux que Claude, et en plus,ils se mélangeaient tous les prénoms et ça nous faisait rigoler en silence: "Colette, Claude, Françoise...", "Non, Tatie, moi c'est Nancy!".

Qui aurait cru qu'elle allait nous quitter, si tôt, à 94 ans. On avait l'habitude de dire qu'elle nous enterrerait tous, et bien, non, c'est nous qui l'avons mise sous terre, un 13 janvier.

Ah, Boudiou! Noel qui approche et ça va faire deux ans qu'elle est partie! Elle décorait toujours sa cuisine et sa salle à manger pour nous, c'est ce qu'elle disait, avec des petits anges, du coton et des décorations qu'elle récupérait sur les bûches de Noel. Voilà ce que je vais faire, tiens! moi aussi, je vais les collectionner, ces petits personnages, et je les garderai, maintenant, je sais pourquoi.

Je me rappelle, au-delà des mots et de toutes ces expressions, de ses petits yeux clairs qui nous regardaient à travers des verres de lunettes "qui ne marchaient plus" et aussi de l'avoir longtemps observée par la fenêtre de sa cuisine penchée sur un livre de cuisine, ou un dictionnaire (elle recouvrait tous ses livres de rouge) à la lumière d'une lampe posée sur sa toile cirée (rouge aussi). Comme elle était douce et mignonne. Joyeux Noel à toutes les mamies, et essayez de ne pas partir trop vite, pour que vos petits­enfants puissent vous faire vivre longtemps, longtemps...

Décembre 1994

Fin
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